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  10 | FINANCEETINVESTISSEMENT NOUVELLES Avril2020 Toujours pas d’immunité pour les conseillers
   On pourra encore les poursuivre s’ils protègent un client vulnérable.
PAR YAN BARCELO
le cadre réglementaire
actuel ne permet pas de protéger réellement les clients les plus vul- nérables contre la maltraitance financière, jugent près d’un tiers des répondants au sondage mené dans le cadre du Pointage des ré- gulateurs 2020, en janvier et fé- vrier derniers. Depuis, en mars, les Autorités canadiennes en va- leurs mobilières (ACVM) ont proposé d’ajouter des règles afin d’encadrer les situations de mal- traitance et d’exploitation finan- cières, lesquelles continueraient de présenter des risques pour l’industrie.
Ainsi, Finance et Investissement a demandé à des responsables de la conformité si le cadre réglemen- taire en place « permet de protéger réellement les clients les plus vul- nérables contre la maltraitance financière ».
En tout, 61,1 % des répondants se disent en accord avec cette af- firmation, mais une proportion significative (32%) ne l’est pas.
LA QUESTION DE L’« IMMUNITÉ »
Parmi ceux qui jugent conve- nable le cadre actuel, des répon-
dants y vont de commentaires comme celui-ci: «Les règles qui sont en place et celles qui vont venir font en sorte que la clien- tèle vulnérable ne devrait pas être flouée.» Ou encore: «On a quand même un système de surveillance suffisamment robuste pour dé- tecter et protéger les clients vul- nérables. En raison du vieillisse- ment de la population, les firmes de courtage ont revu leurs façons de faire ces dernières années. Il y a aussi eu des campagnes de sensibilisation. »
« L’industrie s’est donné des pratiques qui sont assez efficaces concernant la maltraitance fi- nancière. Je pense aussi que les familles ont un rôle à jouer », note un autre responsable de la conformité.
«Il y a déjà un travail qui est fait, mais il faut éduquer davantage les représentants à détecter les actes fautifs», ajoute un quatrième répondant.
Parmi ceux qui ont des réserves face au cadre actuel, un répon- dant tape sur un clou sensible: «Le représentant ne se sent pas pro- tégé en cas de maltraitance. Il ne sait pas s’il doit en parler. Il lui fau- drait une immunité. On continue donc de marcher sur des œufs. L’Autorité des marchés financiers [AMF] le sait et essaie de trouver des solutions. C’est un enjeu im- portant, parce que la population vieillit et on va en avoir besoin.»
Ces dernières années, l’AMF et ses homologues des autres pro-
vinces ont envisagé d’accorder une immunité aux représentants afin qu’ils puissent dénoncer les cas de maltraitance finan- cière. Le régulateur québécois est conscient des limites du cadre réglementaire actuel pour le conseiller.
Par exemple, un représentant ne peut refuser un ordre de ra- chat si celui-ci provient d’un client apte, même s’il sait que son client est sous l’influence d’un abuseur. Il peut retarder la transaction en lui expliquant qu’il a besoin de temps pour revoir son plan et s’as- surer de la convenance.
L’encadrement actuel lui in- terdit aussi de communiquer à un tiers les informations confi- dentielles d’un client. Ce à quoi fait référence un répondant : « En raison de la confidentialité, c’est très difficile de protéger le client contre lui-même ou contre des personnes mal intentionnées, surtout dans le cas des personnes âgées ou de celles qui ont des pro- blèmes de santé. »
Un répondant ajoute : « Les mesures ne sont pas en place et les outils actuels ne sont pas suf- fisants pour détecter la maltrai- tance financière. »
LES ACVM S’AVANCENT
Or, les choses se sont préci- pitées peu après la fin du son- dage, puisque les ACVM ont pu- blié le 5 mars dernier un avis de consultation intitulé « Projets de modification visant à rehausser la protection des clients âgés et vulnérables ».
Ce projet met en avant deux mesures essentielles. La première requiert des conseillers qu’ils « prennent des mesures raison- nables » pour obtenir le nom et les coordonnées d’une personne de confiance et le consentement écrit du client à communiquer avec cette personne au cas où la firme « estime raisonnablement » qu’un client vulnérable est ex- ploité financièrement ou que ses facultés mentales diminuent de façon préoccupante.
On encouragera le client à choisir une autre personne que son mandataire. Le conseiller « qui craint un cas d’exploitation financière ou de diminution des facultés mentales d’un client de- vrait lui parler de ses préoccupa- tions concernant son compte ou son bien-être avant de communi- quer avec qui que ce soit d’autre, dont la personne de confiance », selon la proposition d’Instruction générale.
La deuxième mesure permet aux firmes et aux conseillers d’imposer un blocage temporaire sur une série de transactions
(achat ou vente de titres, retraits, transferts, etc.) dans le cas où ils estiment raisonnablement qu’un client vulnérable est exploité fi- nancièrement ou qu’un client leur ayant donné une instruction ne possède pas les facultés men- tales nécessaires pour prendre des décisions financières.
Les mesures proposées apaiseront-elles les incertitudes des conseillers relativement à la gestion de cas de maltraitance? Pas certain.
Maxime Gauthier, chef de la conformité chez Merici Services Financiers, juge que « les conseil- lers vont se sentir protégés » avec ces mesures. Il salue l’exigence d’obtenir le consentement de contacter un tiers de confiance, mais signale aussitôt que sa firme avait déjà mis en place le mécanisme pour obtenir de tels consentements de la part de clients, mécanisme que plusieurs autres firmes ont également instauré.
DES DOUTES SUBSISTENT
Toutefois, le son de cloche est différent de la part d’Yvan Morin, chef de la conformité chez MICA Cabinets de services financiers. Il relève que «le libellé actuel de la proposition des ACVM n’accorde aucune immunité. Si je raisonne en juriste, je constate que les firmes prêteraient le flanc à des pour- suites de la part des clients.»
Yvan Morin donne l’exemple d’une firme qui, après avoir blo- qué toute transaction de la part d’un client jugé potentiellement vulnérable, se verrait visée par une poursuite parce que ce client aurait, entre-temps, perdu 15% de la valeur de son portefeuille. «Avec l’article actuel, bien qu’on veuille donner de la latitude aux socié- tés, si surviennent des situations floues, je crains que bien des socié- tés ne fassent pas de blocage. L’ob- jectif est louable, mais si on veut nous donner les moyens de l’at- teindre, l’immunité est un moyen nécessaire.»
Nous avons interrogé à ce sujet Frédéric Pérodeau, surintendant de l’assistance à la clientèle et de l’encadrement de la distribution à l’AMF. Répondant à nos questions par voie de courriel, celui-ci recon- naît que « certains intervenants du secteur financier et même cer- taines associations de protection des investisseurs ont demandé aux autorités en valeurs mobilières la possibilité d’introduire une immu- nité contre toute poursuite civile ou sanction administrative qui pourrait être prise contre la per- sonne inscrite qui imposerait un blocage sur l’achat ou la vente de titres».
La notion d’immunité n’a pas été retenue. Voici pourquoi, explique Frédéric Pérodeau : « Le modèle retenu établit un équilibre appro- prié entre l’autonomie du client et la protection des investisseurs. Les sociétés inscrites doivent esti- mer raisonnablement qu’un client vulnérable est exploité financière- ment ou qu’un client ne possède pas les facultés mentales requises avant d’imposer un blocage tem- poraire. En se dotant de politiques et de procédures écrites, les socié- tés inscrites seront en mesure de démontrer qu’elles ont des méca- nismes en place et qu’elles ont agi de bonne foi et avec honnêteté, équité et loyauté lorsqu’elles ont imposé le blocage temporaire.»
UN CONSENTEMENT, OU RIEN ?
Par ailleurs, la proposition ac- tuelle aurait besoin de précision, ce qu’Yvan Morin perçoit comme un autre flou: un blocage de tran- saction peut-il être effectué même si un client n’a pas signé un for- mulaire de consentement pour contacter un tiers de confiance ? Nous n’avons pu questionner Frédéric Pérodeau à ce sujet, mais on peut croire que l’ambiguïté que soulève Yvan Morin sera pré- cisée au terme du processus de consultation.
La proposition fait peser sur les sociétés financières l’impératif de bien encadrer toute intervention de blocage. «Nous nous attendons, signale Frédéric Pérodeau, à ce que ce soit la société inscrite qui déter- mine à l’intérieur de ses politiques et procédures, entre autres : la personne autorisée à imposer et à lever les blocages temporaires (par exemple, le chef de la conformité ou des services juridiques); la per- sonne chargée de la supervision du compte pendant la période de blo- cage ; dans quelles circonstances la société communiquera avec des tiers susceptibles de fournir de l’as- sistance au client, comme un man- dataire en vertu d’une procuration, une personne de confiance ou, au besoin, des organisations externes tels que les corps policiers ou le Curateur public.»
Par ailleurs, l’AMF entend discu- ter avec le ministère des Finances du Québec afin de donner plus de certitudes en la matière à l’en- semble des assujettis du secteur fi- nancier, par exemple les représen- tants en assurance de personnes.
L’AMF invite l’industrie à sou- mettre ses commentaires. La date d’échéance pour le faire, établie d’abord au 3 juin, a été reportée de 45 jours « considérant l’incidence de la pandémie du COVID-19 sur les participants au marché », note
Frédéric Pérodeau.
 Quel est votre degré d’accord avec l’affirmation :
« Le cadre réglementaire actuel permet de protéger réellement les clients les plus vulnérables contre la maltraitance financière. »
                    Pas du tout Pas d’accord d’accord 5,6% 26,4%
Ni en désaccord ni d’accord 6,9%
D’accord
51,4 %
Tout à fait d’accord 9,7%
 SOURCE : POINTAGE DES RÉGULATEURS 2020 GRAPHIQUE : FINANCE ET INVESTISSEMENT
   Indices de vulnérabilité
Voici quelques indices de possible exploitation financière du client, selon la proposition d’Instruction générale :
• retraits inexpliqués ou soudains, ou fermetures de
comptes ;
• passages inexpliqués d’un profil de risque faible à un
profil de risque élevé ;
• réticence soudaine à discuter de questions financières ;
• présence de proches aidants, d’amis ou de membres de la
famille nouveaux aux rencontres ;
• difficulté à communiquer directement avec le client sans
l’intervention d’autres personnes ;
• demandes soudaines ou inhabituelles de changement de
propriétaire d’actifs (par exemple, demander que les placements soient transférés dans un compte détenu conjointement avec un membre de la famille, un ami ou un aidant naturel) ;
• changements soudains ou inexpliqués apportés aux procurations, aux testaments ou aux bénéficiaires de comptes ;
• fourniture, par un mandataire en vertu d’une procuration, d’instructions paraissant inhabituelles pour le client.
Voici des indices de diminution des facultés mentales d’un client :
• perte de mémoire, par exemple oublier des instructions ou répéter des questions ;
• difficulté accrue à remplir des formulaires ou à comprendre des documents d’information ;
• difficulté accrue à comprendre des aspects importants des comptes de placement ;
• confusion ou méconnaissance des termes et des concepts financiers de base auparavant compris ;
• capacité réduite à résoudre des problèmes mathématiques courants ;
• difficulté à reconnaître son environnement ou son milieu social, ou oubli des rendez-vous ;
• difficulté à communiquer ;
• changements dans la personnalité ;
• passivité, anxiété ou agressivité accrues, ou autres
changements d’humeur ou apparence inhabituellement négligée.
SOURCE : AUTORITÉS CANADIENNES EN VALEURS MOBILIÈRES
 FI


























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